Du droit à l’erreur et de sa mauvaise interprétation

« La culture mange la stratégie tous les matins au petit-déjeuner » Peter Drucker (le monsieur en photo ci-dessus)

Quand on veut déployer une stratégie d’innovation, il faut donc acquérir la culture qui va avec. Mais elle va à l’encontre – enfin en tout cas au premier abord – de tout ce qui constitue le socle de valeur de l’administration.

J’ai déjà parlé de l’égalité devant le service public qui déteste l’expérimentation ici, et de la culture de la synthèse qui freine la détection des innovations.

Aujourd’hui ce sera : le droit à l’erreur dans l’administration.

Là encore, il est possible de dépasser la contradiction de départ (l’administration n’a pas le droit de se tromper versus le droit à l’erreur).

Tout naît du fait que le principe du droit à l’erreur donne l’occasion de multiples défauts d’interprétation, et je vais essayer d’en lever les principaux (enfin en tout cas ce que j’en ai compris). Mais si on doit résumer ce serait : l’innovation ne demande pas spécialement plus de droit à l’erreur qu’elle ne puisse en espérer. Elle demande par contre que l’idée même de l’erreur ne soit pas pas taboue et interdite

Prendre des risques, ça veut dire rendre possible l’erreur

La première chose à intégrer est  exprimée brillamment par Paul Pasquali dans une interview à Millénaire 3, le site de prospective du Grand Lyon.

L’innovation, la vraie, c’est la transformation, pas l’amélioration. Il y a une part de pari quand on s’engage dans cette voie. Mais le résultat potentiel est autrement plus prometteur qu’une simple amélioration.

Bref, le droit à l’erreur c’est le risque de réussir des choses vraiment nouvelles. Ou pas. Soit on l’accepte, soit on ne l’accepte pas. Si on ne veut pas d’erreurs, on ne prend pas de risques.

A ce moment, il est important de rappeler que le design, les sciences humaines, la prospective, le knowledge management, etc. , servent justement à réduire le risque d’erreur…

Mais au bout du compte, ce que je retiens de mon expérience professionnelle ces dix dernières années, c’est que ce qui gène l’administration, ce n’est pas tant le droit à l’erreur que le besoin, ou le devoir d’erreur. L’erreur comme méthode de résolution des problèmes et comme moteur de la conduite de projet. Oui oui. Et cela s’exprime de trois façons au moins.

Le chien innovant dans le jeu de quilles des experts

Isaac Asimov a écrit en 1959 un essai sur la créativité et l’innovation – qui est sorti seulement en 2014. Le grand savant, écrivain de science-fiction, avait participé à des groupes de créativité (autour de l’atome…) et en avait tiré 5 ou 6 idées.

L’une d’entre elles est plutôt contre-intuitive mais très puissante : les experts dans un domaine intègrent trop les limites de leur discipline ou champ d’action, seuls des tiers amateurs peuvent les dépasser parce qu’ils n’ont pas conscience qu’elles existent.

Des experts vont faire de l’expertise, pas créer des idées. Ils pourront optimiser, certes, mais pas transformer. En plus d’eux, il faut donc intégrer dans un projet des gens qui sauront se tromper pour la bonne cause, par défaut d’expertise. C’est un des rôles de l’usager dans la construction d’une politique publique (il en a d’autres).

Nous ne sommes pas dans exactement le devoir d’erreur, mais dans le besoin d’ignorance. C’est pas très loin.

Une mauvaise idée est peut être une demi-bonne idée

Quand arrive une séance de brainstorming, il y a toujours quelque part un panneau avec « les règles d’or »

un exemple parmi d’autres, trouvé sur https://dansersurlatoile.com

Sauf qu’elles ne disent pas ce qui va se passer réellement. La vraie règle, c’est que pour faire un bon brainstorming il faut accepter :

  • de dire ce qui te passe par la tête, y compris si c’est nul, on ne sait jamais, ça peut évoquer quelque chose à quelqu’un d’autre,
  • de comprendre que la réciproque est vraie : ce que disent les gens avec toi, même si c’est n’importe quoi, il faut le prendre comme un encouragement à trouver une nouvelle idée (et au passage, que ça reste entre vous, ce serait très moche de raconter tout ça à la machine à café en se moquant d’eux),
  • la conséquence de tout ça : que le résultat soit bon ou mauvais, il sera collectif. Inutile d’espérer tirer la couverture à soi, ou au contraire rejeter le désastre sur les autres. Et donc,  si on veut arriver à un résultat, la meilleure façon de réussir consiste en se livrer complètement, et tous, mais ce n’est pas certain que c’est ce que tout le monde choisisse. C’est un peu comme le dilemme du prisonnier, d’une certaine façon.

Quand on vit dans un environnement où on se fait remarquer par la justesse de ses analyses, la qualité ses explications ou la finesse de son esprit de synthèse, il faut un certain lâcher-prise pour dire des âneries dans un cercle de 4 ou 5 personnes au motif que les dites âneries permettront peut-être d’aboutir sur une bonne idée…

L’erreur comme méthode

Le dernier élément, le plus dur à faire passer, c’est d’ériger l’erreur en méthode. Tim Brown, le patron de l’agence de design thinking IDEO exprime ça dans son livre « l’esprit design » ainsi : se tromper vite, pour réussir encore plus vite (j’ai fait il y a 4 ou 5 ans une carte heuristique qui résume ce bouquin, elle vaut ce qu’elle vaut mais elle donne quelques concepts intéressants).

Dans l’innovation, et donc dans l’innovation publique, on parle beaucoup de prototyper. Mais prototyper, ce n’est pas forcément faire une forme dégradée d’un résultat final espéré. On peut au contraire chercher à évacuer une proposition en faisant un prototype qui va démontrer que c’est une mauvaise piste. Ce n’est pas pour rien qu’on parle indifféremment de prototype ou de démonstrateur : ils ont vocation à démontrer la validité d’une hypothèse… ou pas !

Dans un projet on va donc parfois choisir de construire une solution juste pour vérifier qu’elle ne fonctionne pas. L’erreur est donc érigée en méthode de travail : « chouette, cette hypothèse ne marche pas, on va pouvoir se concentrer sur le reste« .

Inutile de dire que dans un monde où la pression sociale (« nous n’avons pas le droit à l’erreur, les citoyens/contribuables/électeurs ne le comprendraient pas ») (alors que si en fait) comme la culture juridique (droit public = puissance publique a raison) imposent l’obligation de résultat, c’est déstabilisant.

C’est pourtant parfaitement dépassable, si on prend le temps d’expliquer la démarche. Et puis marquer au sol vite fait un projet de piste cyclable pour voir si les cyclistes l’empruntent, plutôt que de mettre du goudron  et des barrières en bois directement, ce peut être le moyen d’éviter une dépense publique inutile .

voilà voilà

 

Bref l’innovation publique, sur ce point du droit à l’erreur comme sur d’autres, doit faire face à des barrières culturelles plus qu’à des problèmes de budget. Les limites sont, surtout, dans les têtes. Peter Drucker a parfaitement raison.

Bonne nouvelle : on est de plus en plus nombreux à les outrepasser.

Une réflexion sur « Du droit à l’erreur et de sa mauvaise interprétation »

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