Conduire un projet complexe avec l’innovation publique : retour sur 6 mois de mission

J’ai lâchement abandonné ce blog depuis deux ans. Il faut dire que je n’avais pas grand chose de nouveau à raconter de mes missions.

Il y a bien le projet de recherche « nouveaux seniors, nouveaux besoins » que je mène avec Clémence Montagne et Markéta Fingerovà de l’école de design de Nantes Atlantique, mais d’une part il n’est pas terminé, et d’autre part, c’est à l’école de maîtriser sa communication sur le sujet. Un jour je reviendrais dessus, il est passionnant dans sa conduite et ses résultats.

Pour le reste de ce que j’ai pu faire, j’ai parfois frôlé l’acceptologie (qui est l’« art de faire avaler la pilule à des citoyens ») et j’en retire peu de choses d’intéressant.
J’ai vu que l’ami Nicolas Rio et Manon Loisel ont sorti un livre qui s’appelle « Pour en finir avec la démocratie participative ». Force est de constater comme eux que ça ne marche pas super bien. Après avoir bossé sur le concept de Retour sur investissement citoyen, c’est vrai que des projets de concertation hyper rythmés, qui ne laissent pas la place à un minimum de recul ou de capacité de réflexivité et qui orientent les débats, sèment chez moi un certain doute sur leur intérêt.

Et puis j’ai passé du temps dans des recherches personnelles, notamment sur l’adaptation du design stratégique à l’action locale, j’y reviendrais plus tard.

Mais j’ai aujourd’hui de nouveau un truc à raconter, et il est simple : je viens de conduire au sein d’une institution un projet complexe de bout en bout ces 6 derniers mois et c’est impressionnant ce que les outils de l’innovation publique ont pu m’aider et me faire gagner du temps.

La mission consistait à écrire un document programmatique commun à de nombreux acteurs publics, en organisant la concertation et en prêtant attention aux dispositifs et compétences de chacun, et ceci sur un temps contraint. Il fallait faire un diagnostic, un bilan du document programmatique précédent et un plan d’action. Rien de bien original, en somme.

C’était justement l’intérêt du challenge : est-il possible, dans le cadre d’une mission très classique, d’utiliser pleinement les outils du design de service et de l’innovation ? Est ce que ce que je raconte depuis près de 15 ans résiste à l’épreuve des faits ? Quels sont les gains, quels sont les défauts ? Autant de questions auxquelles je pouvais ainsi essayer d’apporter une réponse.

Le document dont il est question ici est à ce jour en navette entre plusieurs institutions, et tant qu’il n’est pas « officiel », il ne me semble pas correct d’en révéler plus de détails. Mais même sans présenter le fond, il me semblait intéressant de faire ce retour d’expérience. Et d’en partager mes conclusions (dans la partie bilan, à la fin de l’article, cliquez ici si vous voulez passer le retour d’expérience et y accéder directement).

La documentation, base d’un projet réussi

J’ai appris à travers ma première expérience de design des politiques publiques en 2011, combien il était important de documenter toute son action. Cela passe par le recensement des travaux menés de façon chronologique (j’ai tenu un journal de bord dès le 1° jour) mais aussi par la multiplication des traces de tout ce qui est fait.
Je me suis également attaché à avoir une gestion des versions (ou versioning) des notes, mémo, plans détaillés, de façon à pouvoir relire l’état de mes réflexions des étapes antérieures au cas où je tomberais dans une impasse (et au cas où je ne me souviendrais plus pourquoi je me suis lancé dans une tâche ou une autre, ne faites pas comme si ça ne vous était jamais arrivé !).

Les murs d’un bureau, ça sert à avoir tout son projet sous les yeux, tout le temps 🙂

Une fois de plus, les représentations m’ont aidé énormément à dégager des idées-forces. Parcours utilisateurs, matrice 2×2, cartes mentales, cartographie des acteurs, logigrammes, autant d’outils pour faciliter l’appréhension d’une complexité et faire émerger les sujets à creuser.
Notamment, sur le bilan, essayer de représenter l’impact du Covid non seulement dans les retards du déroulement des actions, mais également dans la modification des comportements m’a permis d’ajouter à un simple bilan « comptable » (qu’est ce qui a été fait, qu’est qui est en cours, qu’est ce qui a été abandonné) une évaluation de l’impact anthropologique de la pandémie sur la suite des travaux.

La phase de compréhension

J’avais imaginé en 2021 une métaphore pour essayer de présenter à des fonctionnaires territoriaux la façon dont on pouvait faire connaissance avec un projet. Je parlais d ‘une « colline de la connaissance », où chemin faisant, on glanait des informations auprès des acteurs, des usagers ou en lisant des documents de toutes sortes.
Après s’être posé dans un premier temps la question de savoir ce qu’on a besoin d’apprendre, il faut ensuite, lorsqu’on a fait connaissance avec les enjeux, prendre le temps de déterminer comment l’apprendre et auprès de qui.
Enfin, une fois tout cela réalisé, il s’agit de soupeser si on en sait assez pour pouvoir avancer.

Dans la première phase, il est important de bien répertorier ses connaissances, et de les diversifier : chercher si on peut user d’analogies, regarder ailleurs dans le monde ce qui se passe ou encore à une autre époque (les amis d’Okoni parlent des 3D de l’inspiration : Décalage, Distanciation, Désynchronisation).
Il faut également essayer d’aller au delà de la littérature professionnelle traditionnelle : travaux universitaires, littérature, cinéma, science fiction, etc .
Les techniques de veille que j’ai pu décrire sur ce blog m’ont permis non seulement de disposer de points de vue divers sur les enjeux, mais aussi de découvrir les sujets dont on se gardait bien de me parler (soit parce qu’ils sont complètement intériorisés par les acteurs au point qu’ils les oublient, soit parce que, faute d’idées pour traiter le sujet, on les évite consciencieusement).
Ne serait-ce que dans l’objectif de lever ces lièvres, le temps passé à tourner autour du sujet au départ est un bon investissement.

Outre des entretiens particuliers, où j’ai usé, sans trop le dire, des outils de l’interview empathique, j’ai organisé des ateliers de retour d’expérience par les institutionnels et les représentants des professionnels qui m’ont permis de faire émerger des constats et des enjeux communs, mais aussi des débats et même des controverses utiles au diagnostic et à une première vision du plan d’action.
J’ai dû réécouter les séances d’atelier que j’avais enregistrées, et j’ai été marqué par le fait que les techniques d’intelligence collective que j’avais utilisées pour animer les débats m’ont permis d’amener les participants à exprimer leur points de vue, et à construire des visions communes.
On se demande souvent si tout cela n’est pas un peu du vent, eh bien non. Même si sur le moment l’atelier ressemble à une conversation pour ses participants, le fil directeur construit avant les séances apparaît clairement dans la conduite des travaux. Toutes les personnes qui animent des séances de travail devraient être formées à cela.

Au delà de ces dispositifs somme toute traditionnels (benchmark, entretiens particuliers ou collectifs), il m’est apparu indispensable d’aller chercher de la matière chez les usagers.
Dans le cas présent, les observations directes étaient complexes à mener. J’ai donc passé des heures sur les forums professionnels ou d’usagers pour m’imprégner des enjeux vu du côté des bénéficiaires, et pas seulement côté institutionnels. Ces lectures m’ont permis de préparer des questions pour mes interviews, de faire des recherches plus précises et d’intégrer des problématiques plus « sensibles », au sens de « qui est apte à éprouver des perceptions, des sensations », pour reprendre une définition du Larousse.

Tout ceci réalisé, on est jamais certain d’avoir réuni les connaissances suffisantes, mais il y a un moment où il faut accepter de redescendre vers les solutions. En l’espèce, des documents programmatiques réalisés par des parties prenantes au projet sont sortis une fois mon diagnostic réalisé, et il a fallu bousculer un peu le plan d’action, mais la grille de lecture a tenu bon. Si la matrice des connaissances est solide, elle sait s’adapter à la nouveauté de dernière minute.

Une fois bien formulée, la question, elle est vite répondue

« Les questions sont plus importantes que les réponses. Si je disposais d’une heure pour résoudre un problème et que ma vie en dépende, je consacrerais les 55 premières minutes à définir la question appropriée à poser, car une fois cela fait, je pourrais résoudre le problème en moins de cinq minutes. » Combien de fois, dans des projets ou lors de formation, ai-j usé de cette citation d’Albert Einstein ? Trop souvent, à coup sûr.
L’enjeu est pourtant là.

Ici, dans le dépouillement de la matière brute de la phase précédente, j’ai utilisé un principe que je considère comme cardinal, celui de l’égale considération des informations recensées (ce qui ne veut pas dire qu’elles sont d’égales importances, mais qu’elles méritent toutes d’être examinées) de façon à ne pas passer à côté d’une information cruciale par inadvertance.

Pour ce qui concerne la méthode, j’ai utilisé un outil de la Design school de Stanford que j’apprécie particulièrement : la mise en exergue des points saillants, des points surprenants et des points intéressants.
Les premiers permettent de construire la matrice de la problématique en dégageant les éléments qui reviennent régulièrement et constituent le coeur des enjeux, les deuxièmes , qui soulèvent des contradictions ou des tensions, sont souvent des leviers d’amélioration simples à actionner, et enfin les troisièmes, plus difficiles à qualifier, constituent le plus souvent des signaux faibles ou des insights (le mot est lâché) qui permettent de se projeter dans ce qui pourrait être les problématiques à venir..
On dispose ainsi des enjeux majeurs, des tensions qu’il serait utile de réduire, et d’une projection dans l’avenir.

Il existe une littérature assez fournie sur ce qu’est un insight, ou un signal faible (l’un ne recoupant pas l’autre). Comment savoir si un élément d’information porte une signification au delà de sa propre existence ? Qu’il est un signe avant-coureur, un fait de société en devenir ? Il n’y a pas de certitudes. Une posture, celle de la curiosité, aide à les faire éclore. Une capacité, celle à relier un fait à un autre, puis à un autre, etc. pour y trouver un sens, aide à se sécuriser sur ses choix. L’expérience, et la capacité à écouter son instinct, ne nuisent pas non plus. Mais on est jamais certain. C’est la glorieuse incertitude de la prospective, et, par extension, de la conduite de projets complexes.

En attendant, si vous voulez découvrir la boite à outil du design thinking de Stanford, dont est tiré l’outil des points saillants, des points surprenants et des points intéressants, vous pouvez la télécharger ici (il y a plein d’autres choses formidables dans ce livret).

J’adore ce genre de dessins qui font comme si c’était facile….
Tester les idées

Je passe sur la mise en œuvre des idées du plan d’action. Elles sont l‘émanation des travaux précédents passées au filtre du :

  • qu’est-ce qu’il faut faire?
  • qu’est qu’on devrait normalement faire ?
  • qu’est ce qu’on saura faire ?
  • est ce que personne ne le fait déjà ?

Histoire d’être faisable, viable et (si possible, pour les acteurs concernés) désirable…

J’en viens donc à l’étape de validation. Après avoir présenté aux possibles financeurs le produit de la réflexion collective, j’ai à nouveau animé des ateliers avec les institutionnels et les représentants des professionnels pour les faire s’exprimer sur les propositions du plan d’action. Le risque du silence gêné de l’assemblée étant assez élevé si on n’outille pas ces moments, j’ai utilisé une technique simple en leur demandant comment réussir les actions, ou au contraire comment les rater à coup sûr. A chaque fois ça marche (surtout les idées pour rater, on est en France ^- ^). Les séances de travail ont permis ainsi de cadrer les propositions de façon fluide.

J’aurai adorer pouvoir tester les idées sur des usagers, mais le temps manquait. J’en sors avec une petite frustration.

Facile à lire et à comprendre

Dans ma phase d’exploration du sujet, j’avais passé 15 jours à me familiariser avec les différents acronymes, et je m’étais juré de ne pas faire subir cela aux lecteurs du document final.
Au delà de cette question , j’ai cherché à rendre la lecture du document facile, non pas par une simplification à outrance, mais par un balisage qui permet de suivre la logique

  • depuis le diagnostic de la situation jusqu’au plan d’action
  • en passant par l’état de l’art,
  • les compétences des acteurs,
  • les enjeux relevés
  • et les orientations arrêtées au regard de ces enjeux.

Voilà la situation, voilà ce qui est fait, on constate qu’il faut travailler tel enjeu, voilà la façon dont on pense l’aborder et cela se traduit par telles actions à mener.
Dit comme cela, on a l’impression de la simplicité, mais en fait, j’ai tourné et retourné mon plan pour en arriver à ce déroulé.

Il existe de nombreux ouvrages sur le Facile à lire et à comprendre en direction du grand public. La DITP partage des fiches de très bonne qualité par exemple. Mais il me semble qu’il n’y a pas que le grand public dont il faut prendre soin. Réussir à rendre intelligible des concepts même un peu complexes, c’est donner y compris aux professionnels des outils pour partager de la connaissance avec des interlocuteurs moins avertis.

Pour ma part, lorsque je rédige, j’ai tendance à me lancer sans tenir compte de tous ces conseils, et lorsque je me relis, j’amende, je réécris, je réorganise mes paragraphes, j’y prête une plus forte attention.
Je suis ainsi fidèle à ma punchline de consultant en innovation : pour recommencer quelque chose, il faut l’avoir commencé. Et tant qu’on a pas essayé de coucher quoi que ce soit sur le papier, on ne sait pas ce que ça va bien pouvoir donner.

Pour valider la qualité du texte, j’ai utilisé un outil puissant : la matrice du jargon. C’est un outil que j’ai imaginé il y a 5 ou 6 ans pour un atelier réalisé pour le compte du CNFPT.
On fait d’abord passer son texte dans un outil de fouille de texte, ou text mining (je recommande voyant-tools.org , très puissant et simple d’utilisation) pour en tirer les mots-clés puis on les installe sur une matrice qui permet d’éviter de jargonner. Le fonctionnement de la matrice est simple : en abscisse, on étale les mots du plus simple au plus compliqué, et en ordonné du plus humble au plus « prétentieux ».

La matrice du jargon porte aussi le nom de matrice de Moalak après qu’un participant à un atelier m’ait dit que cette matrice était surtout un piège pour les mots-à-la-con. C’est resté sous une forme réduite…
A noter que le mot tangibilisation, qui fait partie de mon jargon jargonneux, est là à titre d’exemple de mot prétentieux et compliqué.

Il y a 4 quadrants dans cette matrice : le simple&humble, où tous les mots peuvent être gardés, le compliqué&humble et le simple&prétentieux, où il faut remplacer le plus possible les mots, sauf si on ne peut pas faire autrement (et on s’efforce auquel cas d’aider à la compréhension) et enfin le compliqué& prétentieux dont on bannit les mots, sur la base du principe boileausien qui dit que ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.

Grâce à ce filtre, on éprouve la fluidité de son propos et on peut réviser sa rédaction en pensant à l’utilisateur final, le lecteur.

Une fois l’architecture trouvée et un passage par ma matrice du jargon, le texte est suffisamment peaufiné pour être livré à la lecture de tiers, et connaître les inévitables modifications que tout document de ce type peut connaître. Et un jour, on a un livrable !

J’fais le bilan, calmement

Sur l’expérience en tant que telle, je note deux choses marquantes :

  1. Je n’ai pas communiqué sur les outils et techniques de l’innovation publique que j’utilisais, je les ai utilisé. Ce n’est pas qu’un certain nombre de mes interlocuteurs n’ont pas été surpris par le nombre de dessins, de cartes mentales et de logigrammes que je leur présentai ou qui tapissaient les murs de mon bureau, mais c’est passé comme une lettre à la Poste (comme on disait au XX° siècle) sans le dire. On a pas besoin d’en faire des caisses, plus c’est naturel, mieux c’est.
  2. J’ai utilisé des outils que je connaissais bien, d’autres que je connaissais moins, parce qu’il me semblaient plus adaptés à la situation. Des outils, il en existe des centaines (des milliers même), la solution à tous les besoins existe déjà, il faut juste savoir l’adapter à sa situation présente. Ok, c’est le plus dur, mais à partir du moment où on réfléchit en essai-erreur, ce n’est pas un problème en tant que tel : si ça ne marche pas, on tente autre chose.

Mais le principal enseignement de cette expérience réside dans le fait qu’il me renvoie à la source de mon engagement dans l’innovation publique : améliorer le service public, c’est possible ! (petit placement produit de mon Tedx, au cas où vous l’auriez manqué…).

Sérieusement, j’avais déjà piloté des projets complexes de ce type de bout en bout, avant de découvrir l’innovation publique. Il faut dire que dans un Conseil régional, où j’ai passé 15 ans, on fait souvent des documents de programmation basés sur des larges concertations…
A chaque fois, la question principale tourne autour de l’appréhension du complexe (Par où commencer ? Comment ne rien oublier ? Est ce qu’on peut découper en plus petits projets autonomes ? (spoiler : non) Comment être sûr d’être dans le vrai ?).

De fait, la démarche abductive du design, les outils de représentation du complexe, la logique du prototypage sont censés lever ce genre de difficultés à travers une approche pragmatique, méthodique et créative.
C’est en tout cas ce que je raconte (ce que nous racontons) depuis 15 ans dans la communauté du design de l’action publique.

Mais je n’avais jamais utilisé les modes opératoires du design et de l’innovation pour concevoir et mener un projet entier en étant le pilote, embarqué directement au sein d’une équipe d’agents du service public. Et force est de constater qu’ils m’ont grandement rendu service.

Notre vision de départ, à savoir la capacitation des équipes, le transfert de technologies aux agents publics pour les faire accéder à l’autonomie dans leur quotidien, apparaît donc être une bonne vision.

Il y a les opérations qui demandent de façon évidente une AMO design, et puis il y a toutes les autres, où les modes opératoires de l’innovation publique sont tout aussi utiles et sont susceptibles d’améliorer considérablement la conduite du projet. Mais il faut être capable de les mener en autonomie, et avoir acquis les compétences qui correspondent. C’était l’exact objectif des transfo de la 27° Région, de faire ces transferts de technologie, c’est en tout ce que j’ai retenu de celle à laquelle j’ai participé.

L’innovation publique chez les acteurs publics, ce ne doit donc pas être (seulement) construire des marchés publics d’innovation, choisir des prestataires et suivre leurs travaux. L’innovation publique doit consister à acquérir, comme agent public ou du service public, une posture, une culture, des pratiques, bref des compétences pour faire soi-même. En circuit court, si je puis me permettre.

Voilà, je ne sais pas encore quoi faire avec cette conclusion, mais ça me semblait intéressant de la partager.
Work in progress !

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