Manager l’innovation

Je clôturais l’université d’été de l’innovation publique du CNFPT en Région Sud vendredi 30 septembre avec une intervention qui avait pour titre : « Et après ? Manager l’innovation ».
Après quoi ? Après que les 200 participants se soient concoctés chacun un parcours à base d’ateliers, de conférences ou de retour d’expériences de leurs collègues. Le brief était : et donc lundi, on en fait quoi ?

C’est toujours difficile de passer en toute fin après deux jours intenses. Mes prédécesseurs sur scène, de plus, venaient de présenter des scénarios fictionnels sur la justice énergétique, tous plus créatifs les uns que les autres, et derrière, à moi de faire atterrir tout le monde…

Extrait du programme de l’université d’été

Je me suis donc employé à parler à l’assistance très dense des compétences nécessaires pour manager l’innovation, des conséquences opérationnelles qu’entrainaient une maîtrise de ces compétences, et enfin je finissais sur l’enjeu de la diffusion de l’innovation dans les collectivités, diffusion qui est nécessairement portée par l’équipe innovation en général, et par leur manager en particulier.

La forme d’une équipe innovation

J’ai commencé par évacuer le sujet du format dans la collectivité. Faut-il un lab interne ou partagé avec d’autres, faut-il des ambassadeurs dans les services, faut-il des lettres de mission, etc. Autant de questions auxquelles la réponse est : eh bien ça dépend. Chaque collectivité a une organisation qui lui est propre, une histoire, des singularités, des rapports de force internes et il est illusoire de plaquer une solution toute faite, dans ce cas comme en général dans l’innovation.
Certes, figer un format a ceci d’intéressant qu’il est opposable (les lettres de missions, les crédits, tout vient cimenter un projet d’équipe innovation), ce qui peut revêtir une importance dans un environnement pas convaincu de l’exercice. Mais cela risque de limiter l’action si les marges de manœuvre existent et donnent le loisir de tâtonner un peu.

Je me suis ensuite appuyé sur l’article : « Onze conseils pour une « permaculture » des laboratoires d’innovation publique » publié en juin dernier par Stéphane Vincent sur le blog de la 27° Région. Et notamment sur les conseils 1, 2 et 3 : mieux vaut 1/ avoir saisi le sens de son action, 2/défini vraiment les objectifs de son équipe 3/et ceci en ayant pris le temps de bien comprendre son environnement avant de figer un format. Le fait de tâtonner un peu, si c’est possible, sur l’organisation qu’on mettra en œuvre, fera qu’elle n’en sera que meilleure : quand on sait ce qu’on fait, on sait assez naturellement comment s’organiser pour le faire.

Venons en aux compétences.
J’ai distingué deux catégories : les compétences spécifiques à l’innovation, et les compétences indispensables d’un manager en situation d’innovation (sous-entendu, tous devraient les avoir, mais là c’est vraiment vraiment obligatoire).

Des compétences spécifiques
  • savoir perdre le contrôle. Une fois le cadre donné, il faut laisser les équipes innovation travailler. Il ne s’agit pas de les laisser en rase campagne, mais de les laisser donner le meilleur d’eux-mêmes en assurant une supervision qui intègre avant tout le qualitatif et l’humain, en tout cas qui laisse la place à autre chose que des métriques. Et bien entendu, d’être là au besoin et sur demande.
  • accepter l’erreur, pour de vrai. J’avais été marqué par la lecture d’un petit opuscule sur la culture d’entreprise de Pixar que l’agence 15 marches avait publié il y a 6 ans. J’y avait lu une réflexion intéressante : il y a deux parties dans l’erreur, l’erreur elle même et la réaction à l’erreur, et c’est cette seconde partie qu’un manager contrôle. Ne pas laisser au fautif l’opportunité de la réparer lui-même, c’est mauvais dans tous les cas : s’il est de bonne foi il le vivra mal, s’il ne l’est pas il saura la fois suivante qu’il bénéficie du confort de ne pas avoir à réparer ses erreurs.
  • enfin il faut savoir doser la contrainte, pour qu’elle génère de la créativité mais qu’elle ne plombe pas le processus. Demander aux équipes de donner le meilleur d’elles-même, c’est différent de leur demander l’impossible. J’y reviendrais dans la partie opérationnel.
Il est bien gentil Mark Twain, mais à l’impossible-en-vrai, nul n’est tenu
Ces compétences sont liées à une culture de l’innovation.
  • Il faut avoir fait l’expérience de l’intelligence collective,
  • vécu les affres de la créativité,
  • il faut avoir dû choisir un angle d’attaque dans la multiplicité des informations qu’on a réuni grâce au mode opératoire de l’innovation publique (interviews, images, livres, etc.),
  • il faut avoir fait confiance à son instinct, effectué des choix « tout bien considéré »,
  • il faut avoir prototypé son concept, et s’être rendu compte que ça marchait pas, puis avoir recommencé,
  • en résumé : il faut avoir pratiqué l’innovation publique.

Le réel c’est quand on se cogne, a dit Jacques Lacan. Il faut s’être cogné aux difficultés d’un projet innovant pour de vrai pour développer ses compétences. Plusieurs fois si possible.

La culture s’acquiert, elle ne s’apprend pas. André Malraux parlait en l’espèce de culture générale, mais pour une culture spécifique, surtout aussi différente de la culture administrative, c’est tout autant valable. Il est question dans les deux d’émotions, de sensations même, qu’une lecture, aussi attentive soit elle, ne permet pas d’obtenir.
Bref, il faut avoir tâté du projet innovant !

Les compétences traditionnelles qu’il faut développer plus que les autres

D’abord, il faut être 5° Dan en bureaucratie. Avoir une connaissance des arcanes, des comportements, des réglementations qui permettent le plus souvent de comprendre assez rapidement les tenants et aboutissants d’une situation et pouvoir agir en conséquence.

  • Ainsi, on peut générer les marges de manœuvre pour que les équipes puissent travailler sereinement dans un monde où l’expérimentation est vue au minimum avec scepticisme.
  • Ainsi, on peut retransformer les propositions innovantes en OAI (Objets Administrativement Identifiés) : en note, en présentation, en délibération, …
  • Ainsi, on est suffisamment à l’aise avec la norme pour en respecter l’esprit sans avoir peur de déroger un peu à la lettre (le fameux hacking bienveillant, conceptualisé en 2014 par François Jégou et qui nous anime tous).

Une autre compétence importante du manager, c’est de savoir déceler les compétences mais aussi (et sans doute surtout) les potentiels. Trouver dans les équipes les HPI, les « Hauts Potentiels d’Innovation » mêlant compétences et état d’esprit innovant, et leur donner les moyens de donner le meilleur d’eux-mêmes.
Il s’agit de regarder y compris dans les autres services. Je prône le mélange des publics, et l’intégration d’agents différents et venant de tous horizons dans les équipes innovations.
Notamment, je milite pour s’adjoindre des fonctionnaires issus de l’éducation populaire qui ont géré le périscolaire, les centres de loisirs, etc. C’est en même temps une opportunité pour eux d’une deuxième partie de carrière passionnante, et une richesse incroyable apportée au collectif par leur expérience de l’ingéniosité et de l’écoute des besoins de leurs usagers, en l’espèce les enfants.

Une autre compétence encore est – certainement – la plus difficile à déployer parce que le milieu ne s’y prête pas pour plein de raisons.
Il faut savoir installer une ambiance de confiance, de franchise et de dialogue. L’innovation ne souffre pas les non-dits, et elle a besoin que ses artisans pratiquent la critique constructive tant en mode émetteur qu’en mode récepteur. Il faut se dire les choses vite, et accepter l’équivalent civil de la « permission de parler librement » qu’on prête aux militaires.
Autrement, on perd un temps fou en suivant des pistes de piètre qualité, tout ça uniquement pour ménager des susceptibilités. Si on veut réussir, il faut éviter cela à tout prix.

Enfin, la dernière compétence est d’avoir une vision prospective. Chaque projet d’innovation publique demande de faire un point sur l’état de l’art (une question est par essence mal posée, il faut donc la documenter, dira un designer). Si on a, en amont, eu la curiosité de s’intéresser aux sujets qui préoccupent la collectivité, les grandes tendances, les signaux faibles, les ruptures imaginées par les prospectivistes (…ou les artistes), si on a constitué un réseau d’acteurs avec lesquels on échange sur ces sujets – la prospective est une conversation – on gagne un temps fou encore une foi.
Si la prospective territoriale appliquée vous intéresse, j’ai écrit voici quelques mois un papier qui peut vous intéresser.

Passons à l’opérationnel

J’ai commencé par la déclinaison opérationnelle de la perte de contrôle. L’idée c’est de dire que quand on a donné un cadre, un délai et un budget, il faut laisser faire l’équipe.
Concrètement, il s’agit de rendre le projet jouable. Dans tous les sens. Faisable, d’abord, mais aussi sympa à mettre en œuvre. C’est pour cela qu’on doit laisser de l’autonomie : si on donne des tâches précises à une équipe innovation, plutôt que de leur donner un objectif qu’il leur appartient de réaliser, on bride sa créativité.
C’est pour cela aussi qu’il faut un horizon court. Ryan Singer, l’auteur du livre Shape Up qui présente la méthode Basecamp, parle de cycles de 6 semaines, à horizon humain. Il propose également un mode opératoire particulier pour suivre l’avancée des travaux des équipes qui donne de l’autonomie sans méconnaître un minimum de reporting.
Si ça vous intéresse, voici un lien sur un billet consacré à cette méthode.
Tout cela nécessite de savoir donner un cadre jouable, et donc de « façonner » un brief qu’une équipe saura réaliser. Et ça, ça s’apprend en le faisant, et en le faisant à nouveau. On en revient au mode d’acquisition de la culture de l’innovation.

Les lois de la coopération, rappelées par Jean-Michel Cornu, sont très utiles pour manager une équipe innovation au quotidien. Notamment, le principe de Coopération-réciprocité-pardon défini par Anatol Rapoport, pour peu qu’on le traduise en terme managérial (soit confiance a priori, franchise en cas de désaccord et retour de la confiance à suivre) correspond exactement au management quotidien de l’innovation. Pour la conduite d’une réunion comme pour celle d’un projet entier.

Dernier élément cité (il y en a sans doute d’autres), le manager de l’innovation doit sans cesse rappeler le sens de l’action. Situer le projet dans le projet global, rappeler les enjeux, décrire l’intérêt à agir, positionner dans le corpus de valeurs de la collectivité. Un manager de l’innovation carbure au sens, c’est son quotidien.

L’enjeu de la diffusion de l’innovation

Dernier point de cette intervention : manager l’innovation, ce n’est pas seulement manager l’équipe innovation, ce n’est pas seulement savoir réintégrer ses travaux dans le corpus général de sa collectivité sous la forme de notes ou de délibération.
Non manager l’innovation, c’est la faire se déployer dans sa collectivité le plus largement possible.
Pour cela le manager doit convaincre ses pairs et ses chefs de la plus value de l’innovation publique.

C’est là où il faut être humble : il ne s’agit pas de dire qu’elle est la solution à tous les problèmes. Mais elle est la solution à des problèmes complexes, où le facteur humain joue à plein, où existent des incertitudes et des inconnues, où la transversalité est indispensable.

A ce titre, l’actualité de ces dernières années joue en notre faveur.

Souvenons-nous, mars 2020.

Le plan de continuité de l’administration, l’état-civil à gérer, le portage des repas à domicile, la confectiond’abord, puis l’achat de masques, les écoles pour les enfants des soignants, etc. Pour tout cela il a fallu innover sous contraintes, celles du confinement.
Partout, les collectivités se sont organisées, des idées nouvelles ont vu le jour, on a respecté la loi plus dans son esprit qu’à la lettre (nécessité a fait loi), on a testé des choses, on s’est beaucoup parlé entre élus, entre services, avec les réseaux. On a innové sous contrainte, et bougrement innové.

Et pour cela, qu’a t-on fait ? On a cherché à prendre la mesure d’une situation inconnue, on a déterminé quels étaient les leviers d’action, on s’est trituré les méninges pour trouver des solutions , on a testé ça à petite échelle, ou en se mettant en situation de rectifier le tir et quand on a eu la confirmation que ça marchait, on a stabilisé les réponses.
C’est exactement le mode opératoire du design de l’action publique.

Qu’a-t-on fait également ? On a interrogé les usagers, on s’est mis en réseau avec les pairs, on a mobilisé les acteurs publics, privés, associatifs, les élus, les agents, tout le monde, pour imaginer et mettre en place les solutions, on a partagé les réussites avec les autres en racontant ce qu’on avait pu faire pour répondre à des besoins précis. Ripostes créatives territoriales, monté par le CNFPT a recensé des centaines d’initiatives de collectivités
C’est exactement ce que propose l’intelligence collective, qui a prouvé sa puissance dans ce début de pandémie.

On aurait pu faire encore mieux si on avait utilisé un autre levier de l’innovation, celui de la prospective. Par exemple on aurait gardé un stock de masques… On aurait même pu anticiper l’arrivée d’un virus de cet ordre (le risque était décrit par de nombreux opérateurs).

Voilà, depuis, on est revenu à « la normale » et repris les habitudesd’avant. Oui, mais est ce que « la normale » ne vas pas devenir la gestion de la crise, puis de la suivante, puis de la suivante ? En nous mettant dans une situation semblable à celle connue au début de la pandémie ?
Parce que même s’il n’y a pas de crise sanitaire, des crises de tout ordre pointent :

  • crise énergétique cet hiver,
  • crise économique à suivre
  • crise de la représentation partout en Europe
  • crise climatique et plus largement environnementale
  • crise politique internationale

Plus que jamais, les acteurs publics ont besoin de méthodes pour braver les incertitudes, et l’innovation publique en apporte de nombreuses, qui ont démontré leur véracité pendant la pandémie.

Aux managers de l’innovation de convaincre leur pairs que, dorénavant, nous ne pourrons pas faire l’économie d’innover !

Une réflexion sur « Manager l’innovation »

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