Les « irritants » et l’action publique

Je ne parle pas de chenilles ou de produits chimiques, je parle d’un concept qu’on utilise en innovation : débusquer les « irritants », ceux qui nous compliquent la vie,  comme point de départ pour innover. Philippe Picaud, le directeur du design de Carrefour, en fait même la source du design pour son groupe.

Mais ce qui est valable pour une chaine de grandes surfaces est-il valable pour les acteurs publics ? Je serai catégorique : Oui, mais non. Enfin ça ne peut pas être un objectif.

Pourquoi je parle de ça ? A cause de deux articles que j’ai lu récemment.

Une notion issue du web

Le premier, dans Alternatives économiques, s’appelle : « Le service public peut lui aussi innover« . Un article grand public, bien fichu, avec des morceaux de Stéphane Vincent de la 27° Région dedans, qui raconte bien le nouveau souffle qui naît un peu partout chez les acteurs publics. Un truc dedans m’avait titillé : un intertitre qui disait « l’objectif, c’est de supprimer les irritants » (intertitre de la version papier, sur le web c’est juste dans le corps du texte). Celui qui dit ça, Pierre Pezziardi, vient du numérique, où la culture de l’expérience utilisateur est très forte et où on débusque effectivement toutes les « frictions », ces moments où la navigation dans le logiciel ou le site web ne coule pas de source. Et effectivement, c’est une bonne chose de réfléchir à rendre la navigation la plus simple et la plus efficiente. Vu d’où on part – même si l’Etat a fait des pas de géants ces dernières années – c’est indispensable. Et même dans la vraie vie, c’est une source évidente d’améliorations pour le service public que de réfléchir à rendre les expériences de service fluides.

Dans « Suicide Social », Orelsan nous fait part d’un « irritant » qu’il reproche à l’administration

Mais bon, je venais de lire l’article sur Carrefour, et la juxtaposition des deux lectures soulève des questions : a-t’on les mêmes enjeux que la grande distribution ? On n’a en tout cas pas les mêmes finalités. Eux doivent faire des bénéfices (ce qui ne me pose pas de problèmes), nous on « fait société ».

Ensuite, je suis (du verbe suivre) de près la prise de conscience éthique qui se déroule justement dans le design numérique, à travers le collectif des designers éthiques (qui m’avaient convié à faire une petite intervention à l’automne) et qu’on peut observer à travers l’établissement des 10 règles du bon design au 21° siècle (en anglais) qui viennent en écho au décalogue de Dieter Rams. Et justement, la question de l’abolition des frictions est posée par ces designers parce qu’elle fait partie de l’arsenal des outils qui poussent à la consommation (avez-vous déjà acheté chez Amazon depuis une appli de tablette ? On ne se rend à peine compte qu’on a validé sa commande tellement l’expérience est fluide). Et l’éthique, c’est quand même quelque chose d’important dans l’action publique.

Bref, sans remettre en cause la chasse aux irritants, je questionne le fait que c’est un objectif : je pense que c’est surtout un moyen.

Poussons la logique à fond

Autrement, si on pousse la logique à fond, on arrête la carte scolaire, parce que c’est irritant de ne pas pouvoir choisir l’école de ses enfants, on arrête les zones piétonnières parce que c’est irritant de pas pouvoir se garer en bas de chez soi (j’habite une zone piétonnière, #vismavie), on arrête les médecins référents, parce que c’est irritant de payer plus quand on va voir un spécialiste directement, on arrête les petites lignes de train parce que c’est irritant tous ces cheminots qui conduisent pas des TGV. Ou alors on continue à essayer d’avoir une politique éducative qui organise a minima la mixité sociale, on tente de rendre vivable les centre-villes, on s’efforce d’avoir une politique de santé publique et on s’évertue à desservir le secteur rural autrement qu’en voiture .

Est-ce le retard du train qui m’avait irrité, ou étaient-ce les affichages successifs qui m’ont maintenu devant le panneau pendant une heure au lieu de me dire les choses directement ? Je vous laisse deviner … ou découvrir

Je sais, je chicane, je chipote, je barguigne. Mais non, en fait pas tant que ça. L’action publique s’appuie sur des valeurs communes qu’il faut protéger.

Mais j’aurai gardé tout ça pour moi si je n’avais eu le plaisir de lire un article d’Hubert Guillaud sur InternetActu.net : la tyrannie de la commodité.

ne pas oublier le plaisir et la satisfaction à faire quelque chose de lent et de difficile

Cet article parle de la course au « commode », qui est le corolaire positif de la chasse à l’ « irritant ».

Il raconte une tribune du juriste américain Tim Wu dans le New York Times. Dont je ne résiste pas à vous livrer un extrait, traduit par ses soins : « Bien que comprise et promue comme un instrument de libération, la commodité a un côté sombre. Avec sa promesse d’efficacité douce et sans effort, elle menace d’effacer le genre de luttes et de défis qui aident à donner un sens à la vie. Créé pour nous libérer, elle peut devenir une contrainte sur ce que nous sommes prêts à faire, et ainsi, de manière subtile, peut nous asservir ».

Il n’y a donc pas que l’intérêt général qui s’oppose à l’idée de supprimer les irritants en tant qu’objectif, il y a aussi l’intérêt de chacun : « (…) être une personne, c’est seulement en partie avoir et exercer des choix. Il s’agit aussi de la façon dont nous faisons face aux situations qui nous sont imposées, qui consistent à surmonter des défis dignes et à mener à bien des tâches difficiles – lutter nous aide à devenir ce que nous sommes. Qu’advient-il de l’expérience humaine quand tant d’obstacles, d’exigences et de préparatifs sont éliminés ?« .

Je recommande la lecture de cet article.

2 réflexions sur « Les « irritants » et l’action publique »

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