Alors, design des « politiques publiques », ou design de « l’action publique » ?

Le premier livre qui concernait le design des politiques publiques en France, sorti en mars 2010 par la 27° Région à la Documentation française s’appelait… « Design des politiques publiques » . Aujourd’hui, même si le terme demeure, on parle plus de design de l’action publique, comme dans les propositions des assises nationales du design ( page 51).
Coïncidence ? Je ne le crois pas.

Ce titre des assises confirme une opinion que j’ai façonnée avec le temps : on enlève petit à petit « politiques » parce que ça ressemble trop à politique, et la politique c’est pas bien. Ah, si on avait comme en anglais « Policy » et « Politics » pour dissocier les deux, ce ne serait pas pareil. Mais bon là faut comprendre, faut pas confondre, nous on est les gentils.

Dans un article consacré aux freins à la diffusion de l’innovation chez les élus, je revenais sur cette question majeure : est ce que les designers et plus généralement la communauté de l’innovation publique acceptent de s’inscrire dans le suffrage universel, qui, sauf exceptions, demeure partisan ?
Force est de constater la difficulté de la communauté innovation publique à travailler pour un camp plutôt qu’un autre, dans lequel ils ne se retrouvent pas complètement (mais qui se retrouve complètement dans un camp ou un autre, sinon les militants ?). Ce qui conduit à deux postures : marginalement la personnalisation (« oui mais lui ou elle c’est pas pareil, on peut travailler » sans savoir trop l’expliquer) ou le plus souvent… la dépolitisation (auquel cas, on est bien content d’oublier « politiques publiques » et d’y substituer « action publique », c’est plus neutre, et comme ça on va traiter directement avec les services – qui feront l’interface avec les politiques – et on reste les gentils).
Derrière le glissement sémantique, il y a bien cette posture de fond.

Sauf que l’époque ne la permet plus trop. Et pour plusieurs raisons.

Le calendrier

Dans 3 mois, des nouvelles équipes vont s’installer dans les villes et les intercommunalités. Comme le disait Benoit Landeau dans sa lettre de « séparation » avec la DITP (Innovation publique : 2 ou 3 choses que je sais d’elle), naturellement « l’innovation n’est pas ou très rarement un sujet de début de mandat« .
Donc, si rien n’est entrepris, les projets d’innovation publique se feront une nouvelle fois sur des calendriers serrés en fin de mandat, alors qu’il leur faut du temps pour produire pleinement leurs effets. Il faut donc être proactifs. Et accepter de parler avec les élus, même si avec eux c’est pas « pas pareil », pour reprendre le verbatim ci-dessus.

L’envie de repolitiser

Parce qu’envie il y a. Romain Beaucher, directeur associé à Vraiment Vraiment l’exprimait en septembre dans la Gazette des communes. Ce faisant il faisait écho à la discussion qui a traversé le petit monde du design public à l’occasion des assises nationales du design.
J’en ai déjà parlé dans mon papier précédent, mais j’ai été frappé par le peu d’enthousiasme à célébrer l’émergence du design public comme un des 5 sujets des assises du design. Pour avoir dû lutter, comme responsable d’un centre de promotion du design, pour imposer le sujet à mes donneurs d’ordre, je me suis dit qu’on avait quand même collectivement une petite propension à l’affliction à ne pas profiter ne serait-ce qu’un instant de cette avancée majeure.
Sans doute est-ce parce que le diagnostic de Romain dans l’article de la Gazette est très partagé : « l’approche subversive, un peu impertinente et poil à gratter, bousculant le fonctionnement traditionnel de l’action publique, s’est perdue en route« . Mais il faut dépasser ça.
Et ce n’est certainement pas en adoptant un vocabulaire neutralisé qu’on va y arriver, au passage.

L’oeuf et la poule

Et si personne ne va au charbon pour sensibiliser à l’innovation publique les élus, comment le seront-ils ? En s’y prenant ainsi, quelle chance avons-nous qu’ils s’engagent dans une démarche avec la dimension un petit peu subversive dont nous nous réclamons ? Ou au contraire qu’ils achètent de la presta très calibrée à des experts méthodologues?
A mon sens, il faut accepter un invariant de la démocratie, qu’elle soit locale ou nationale : on a les élus qu’on choisit, et ils sont légitimes tant qu’ils n’ont pas été remplacés. Donc ce sont eux nos interlocuteurs, peu importe qu’ils soient différents-pas-pareils ou pas, c’est avec eux que ça se passe.
En tout cas, les marchands de méthodos bien ficelées le feront, eux.

L’urgence de la transition

S’il n’y avait qu’une bonne raison, ce serait celle-là : il est temps d’y aller. Les chantiers sont immenses et le temps est compté. Organiser la résilience face au réchauffement climatique, repenser les mobilités, ré-inclure les populations qui ne sont pas montées dans le train de la mondialisation heureuse, organiser des nouvelles solidarités avec les communs, etc., tout ça c’est maintenant qu’il faut s’y atteler.

Est-ce que l’innovation publique est la seule façon de répondre à l’urgence ? Certes non. Des experts ont bien entendu leurs savoirs à apporter. Des choix stratégiques doivent être fait au plus vite à un niveau national ou européen (tiens, si on passait dans le domaine public les brevets écologiquement sobres coincés sur les étagères des grands groupes industriels ?).

Mais pour embarquer les habitants dans cette transition, il faudra un investissement dans l’innovation publique. Pour ses modes opératoires (prototypage, etc.), mais aussi pour la posture qu’elle induit : concorde, empathie, capacité à accueillir l’altérité.

Nous avons donc des raisons conjoncturelles et structurelles pour agir auprès des élus. Alors qu’est-ce qui bloque ?

La chasse aux « dark patterns » publiques

Depuis quelques années les designers s’interrogent profondément sur le sens de leur travail, notamment dans la branche numérique (UX/UI), faite d’interfaces et d’expériences utilisateurs. Les grandes sociétés du web fluidifient ces expériences grâce à des méthodes pas très éthiques (les « dark patterns », donc). Dans le but de nous faire plus cliquer, passer plus de temps, ou acheter plus. Aujourd’hui, dans tout le numérique, on demande aux designers de déployer de tels dispositifs qui vont à l’encontre de ce qu’ils ont appris.
Bref, à l’image du politique qui – parfois – tient un discours plein de valeurs et fait tout autre chose dans le quotidien, la communauté du design d’interface se fait ainsi aspirer par des pratiques professionnelles qui les éloignent – parfois – de leur éthique professionnelle.

Le design public étant le plus souvent du design de service, on peut faire des analogies avec le design UX/UI. Un parcours utilisateur sur un site Internet ressemble furieusement à un parcours utilisateur d’un usager qui réalise une démarche. Mais le contexte est différent, d’autres choses doivent entrer en ligne de compte. Ainsi la chasse aux « irritants », peut conduire à altérer l’intérêt général, l’égalité ou la solidarité. Par exemple, la carte scolaire est formellement un irritant pour des parents qui voudraient que leurs enfants aille dans un autre collège, mais elle permet d’organiser la mixité sociale.

Pour faire simple, personne n’a envie de participer au rabougrissement du service public en utilisant des « dark patterns » publiques. Avec la raréfaction de l’argent public, c’est pourtant souvent ce qui est demandé. Si on ajoute les dévoiements de certains élus qui « font pas envie » (même s’ils ne constituent pas l’essentiel du genre), on crée les conditions de cette difficile rencontre.

Le service public vaut bien cela

Alors, soit on tergiverse, soit on relève le gant et on accepte de travailler encore plus, pour tenter de trouver des solutions plus frugales et en même temps éthiquement tenables.
En tout cas, la chasse aux dark patterns publiques se fera sur le terrain, directement au coeur du système, et pas en restant simples observateurs.

Alors parlons aux politiques, pas de l’action publique mais bien de leurs politiques publiques et du sens qu’ils veulent bien y donner. Pour sauvegarder, armer et développer le service public, qui est le premier de nos biens communs.

NB : je sais bien qu’on parle d’action publique parce qu’on utilise le design aussi dans des activités qui ne sont pas des politiques publiques (notamment les ressources humaines, et tout l’interne pour faire rapide). N’empêche que glissement sémantique il y a eu.

NB2 : la proposition des assises du design de former les designers qui s’orientent vers le service public à la science administrative et politique va dans le sens de la réduction de ce décalage, et je m’en félicite. Mais en attendant, on passe le tour des nouveaux mandats locaux ?


Une réflexion sur « Alors, design des « politiques publiques », ou design de « l’action publique » ? »

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