Le discours de la non-méthode d’innovation

Depuis deux mois, je me suis retrouvé devant des publics très variés et à chaque fois m’est revenu cette demande d’une « méthode d’innovation ».
A chaque fois j’ai répondu qu’il n’y en avait pas vraiment. Un mode opératoire, des outils, mais une ou des méthodes, au sens de « Ensemble ordonné de manière logique de principes, de règles, d’étapes, qui constitue un moyen pour parvenir à un résultat« , non.

Etant donné la récurrence de la demande, je me suis dit qu’il était sans doute intéressant de poser sur le papier quelques éléments pour y répondre, et pouvoir s’y référer à l’occasion. Ce sera donc l’objet de ce papier.
Bien. D’abord, je ne suis pas le premier – loin s’en faut – à m’essayer à l’exercice. Et quand on voit la clarté du propos de Philippe Meda dans son papier (de 2012! ) « l’échec des méthodes d’innovation« ,  on se demande s’il faut y revenir. Mais en fait oui : même si tout ce qu’il dit est valable pour le secteur public, son article est quand même très orienté vers le monde de l’entreprise, dont le vocabulaire est différent.

En quelques mots, reproduire une méthode qui a marché pour quelqu’un d’autre, c’est faire fi des différences de données initiales, de contexte, de public touché, … avec celui qui l’a employé auparavant. C’est ce qu’on expliquait dans le petit film « innover dans son contexte » du Mooc innovation publique du CNFPT (qui reprend le 18 mars pour une deuxième saison, puisqu’on en parle) : on ne peut pas calquer une innovation comme ça, et encore moins la méthode qui l’a permise.

Pas une méthode, un mode opératoire

L’innovation publique promeut l’idée que pour réussir un projet il faut s’inspirer des usagers. C’est là le mode opératoire : on commence par aller à la rencontre des utilisateurs, directement sur le terrain, pour prendre en compte des dimensions qu’une connaissance livresque du sujet ne permet pas d’embrasser. On entre alors dans une relation interdépendante entre :

  • ses connaissances, et celle de l’équipe-projet,
  • l’observation / observation participante / immersion, enfin tout ce qui permet de se rendre compte « sur place » de la façon dont les choses se déroulent,
  • l’état de l’art, c’est à dire les connaissances accumulées sur le/les sujets,
  • les rencontres inspirantes avec des acteurs, des usagers, ou des personnes de secteurs différents mais qui présentent des similarités.

Chaque nouvelle expérience nous fait aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un jusqu’à ce qu’on estime en savoir suffisamment pour avancer…
On est bien loin de la méthode qui vous prescrit des étapes précises, numérotées et unidirectionnelles. Et des indicateurs chiffrés et leur caractère rassurant.
Eh oui, la part du sensible est forte dans l’innovation publique.

Par contre, il y a des outils, parfois très formels, notamment quand ils sont issus de 150 ans de sciences humaines et sociales et de design, pour aller à la rencontre des utilisateurs, obtenir la matière suffisante et la transformer en opportunité de réussir votre projet. J’avais consacré un article au blog de l’OCDE qui les recense, il y a de quoi s’y perdre.

Pas de méthodes, mais des outils

Mais comment savoir lesquels utiliser ? La solution raisonnable c’est de faire appel à des professionnels. L’autre, c’est de faire appel à votre instinct. Vous avez une situation, vous avez des outils, à vous de choisir les bons. La littérature est abondante sur la question, et elle peut vous orienter, mais, in fine, vous devrez choisir. Et prendre le risque de ne pas choisir le meilleur.
Nous voici face à la fameuse, l’unique, la tant décriée bien que très répandue aversion pour le risque. Et c’est parfaitement compréhensible. Vous engagez l’autorité publique, il n’est pas question de faire n’importe quoi.
Mais, en fait, il n’y a pas vraiment de risque. Il s’agit juste d’aller à la rencontre des usagers et d’apprendre auprès d’eux. Rien de bien sorcier. Le plus compliqué, c’est de se lancer, mais tous les agents publics qui s’y sont essayés ont été étonnés de la qualité de l’accueil qui leur était réservé. Une fois le lien créé, c’est plus d’une attitude (la curiosité, l’empathie, la bienveillance) dont on a besoin que de méthodes.

Il est en tout cas bien moins risqué de se rendre sur le terrain que  de prendre une décision sans y avoir mis les pieds.

Une fois franchie l’étape de la mise en problématique, quand vous serez passé du sujet de travail à une question précise à résoudre, il existe encore de nombreux outils qu’il est possible de mobiliser. Ils tournent toujours autour des mêmes ressorts :

  • examiner le sujet sous le plus d’angles possibles, pour être bien sûr d’être exhaustif,
  • représenter l’avancement de la réflexion par des formes, des schémas, des dessins, pour donner à comprendre votre travail,
  • tester avec des prototypes pour vérifier ses hypothèses de travail et réduire les risques de se tromper.

Impossible de citer les outils, ils sont trop nombreux. Mais même ceux qu’on considère comme des passages obligés (le brainstorming par exemple) ont bien des alternatives (qui marchent parfois aussi bien, voir mieux). Il s’agit d’utiliser les outils adaptés, et avec lesquels on se sent le plus à l’aise. Il faut donc en essayer plein, et souvent, pour déterminer ceux qu’on maîtrise le mieux.

Peut-on modéliser un processus à cette étape ? Autant ma réponse est catégorique pour la partie définition et problématisation (c’est NON) autant, là, il faut reconnaitre que certains s’y sont essayés non sans réussite.
Ainsi, j’ai découvert à The Camp, à Aix,  un très bon logigramme de l’agence NOD-A pour Choisir un bon prototype. Mais il a été réalisé au prix d’imprécisions ou de généralisations… qui sont d’ailleurs parfaitement logiques. En livrant de tels outils méthodologiques, il est indispensable de dire les choses clairement : « vous débutez, il faut bien commencer, on vous aide en simplifiant les choses mais en fait c’est jamais aussi systématique que ça« . C’est donc un outil pour guider les pas du débutant, pas une méthode infaillible. La présenter comme telle ferait peser le risque de l’échec sur le rédacteur de la méthode, ce qui n’a aucun sens puisque …

La créativité et l’innovation sont des choses que vous ne pouvez pas réduire dans un logigramme.
Tim Cook (Apple)

Pas de méthodes, mais une culture

Mais surtout, on y revient toujours, la question centrale est celle de l’attitude. Est ce qu’on fait de l’innovation publique parce qu’il le faut, ou parce qu’on est convaincu qu’on va apprendre des choses à aller voir les usagers ? Est ce qu’on est prêt à remettre en cause ce qu’on sait ou croit savoir en allant se confronter directement au réel ? Est ce qu’on est curieux, agile, bienveillant ? Est ce qu’on est prêt au lâcher-prise que représente l’acceptation du risque, aussi mesuré soit-il ? Est-ce qu’on est prêt à laisser un peu de jeu, comme le théorise mon ami designer Jacky Foucher dans un article publié en novembre dernier ?

Bref, est-on prêt à faire entrer l’esprit hacker dans l’administration, comme le posait la 27° Région (en 2012 encore) ?

Pour avoir travaillé récemment sur des projets d’innovation publique, c’est plus le cadre d’autorisation que la question de la méthode qui apparaît comme une zone de danger pour les porteurs de projet. Est ce que l’émergence de pratique s’appuyant sur une telle culture est possible dans une organisation publique qui a l’habitude de normes, de cadres, de processus, de procédures ? Aura-t-on le droit de jouer le jeu, même au titre de l’expérimentation ?

Pas de méthodes, mais un cadre d’autorisation

Philippe Méda, dans le papier que je citais au début de l’article, énonce les choses ainsi : « Il est plus facile pour un jeune créateur de startup de dire à son banquier : “j’ai un business plan sur 5 ans validé par mon comptable et j’encadre ma démarche par la méthode X validée par la BPI et le pôle de compétitivité Y”. Tout comme un cadre discutera plus sereinement avec son N+1 en lui expliquant que suite à son séminaire sur la créativité avec un chercheur du MIT et les 3 semaines de consulting payées à PWC, tout est sur des rails. »

Pour le paraphraser, on pourrait dire : « il est plus facile pour un porteur de projet de présenter à son DGS une méthode immanquable dont on parle partout dans la presse spécialisé, territoriale ou non, que de lui demander un cadre d’autorisation sur la base d’une vision, aussi  valable soit-elle« . La méthode rassure non seulement le chef de projet, mais aussi (et parfois surtout) son supérieur.

Or c’est pourtant plus d’un cadre d’autorisation (avec un peu de jeu, dans tous les sens du terme) dont on a besoin que d’une méthode éprouvée – surtout qu’elle n’existe pas.

Pourtant, passer un peu de temps avec les usagers avant de prendre des décisions qui vont engager l’acteur public sur des mois voire des années,  ça ôte plus de risque que cela n’en apporte. Dans le fond, c’est quand même pas bien compliqué à expliquer.

Et si vous n’arrivez pas à l’expliquer, je veux bien vous aider 🙂

 

[L'image en-tête est issue de l'iconographie autour 
du Culte du cargo, qui poussait les aborigènes à 
imiter les technologies des américains et des japonais 
présents en Mélanésie en espérant déboucher sur les 
mêmes effets - des livraisons de biens par avion-cargo. 
Toute ressemblance avec l'utilisation de méthodes 
d'innovation etc.]

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