Quand utiliser l’innovation publique – mémo à l’usage des décideurs publics

Depuis toujours je répète que l’action publique n’a pas vocation à être conduite entièrement à chaque fois en utilisant les méthodes du design. Nous n’avons jamais prétendu qu’il fallait renverser la table. C’est même comme ça que j’ai vendu la mission innovation de la Région Pays de la Loire à mon DGS en 2010 : « ce sera une corde supplémentaire à ton arc ».

Je ne m’étais par contre pas encore posé vraiment la question qui vient naturellement ensuite : « mais quand faut-il donc faire appel au design alors ? ». Je me contentais d’un : quand on veut créer de la valeur ajoutée grâce aux usages.

Et puis dans un atelier auquel je participais ce lundi, cette question s’est imposée, notamment dans la perspective de capter l’attention des décideurs publics, élus & directeurs généraux.

Alors je m’y essaye !

La loi du logigramme
Tim Cook, le patron d’Apple a une réponse lapidaire (source) :
« La créativité et l’innovation sont des choses que vous ne pouvez pas réduire dans un logigramme. Il y a des choses pour lesquelles cela est possible, et nous le faisons en étant alors très méthodiques. Mais la créativité n’est pas l’une d’entre elles. »

C’est simple non ? Eh bien, pas vraiment, ça déplace la question pour devenir : « Quand est-ce qu’un logigramme est mauvais ? » et je ne suis pas sûr que ce soit la seule raison possible. Bref, il y a moyen de s’égarer. Essayons autrement.

Humour administratif. Crédit www.ucciani-dessins.com
Le pourquoi le comment
Stéphane Rozès, essayiste, politologue, spécialiste de l’opinion, a commenté voici quelques jours un article sur les réseaux sociaux d’un laconique :
« Les français fonctionnent au « pourquoi ? » et on met en place des processus (…) qui fonctionnent au « comment ? » d’où nos dysfonctionnements et conservatismes. »
Difficile d’être plus concis et plus exact que dans cette simple phrase. Mais encore faut-il en tirer des conséquences.
S’il existe des fortes interrogations autour du « pourquoi » dans un projet, il faut certainement prendre le temps de passer par la case design. En tout cas la case ethno-design, c’est à dire la phase de compréhension/observation. Comprendre les opinions, les imaginaires, les usages, et en tirer des enseignements pour la suite du projet, ce ne sera clairement pas du luxe.
Sauter par dessus la case compréhension des causes des interrogations, c’est prendre le risque de faire face à de grandes déconvenues. J’en ai des exemples précis en tête. Et les méthodes de l’innovation publique sont éprouvées sur ces questions.
De toute façon, comme le dit Simon Sinek et son cercle d’or, il faut toujours « commencer par le pourquoi », c’est ainsi que les grands leaders inspirent l’action !  #InstantStartupNation
Le mécontentement
« Les gens s’habituent à l’inconfort ».
J’ai entendu de nombreux designers me dire cela, et c’est toute la difficulté (et l’intérêt) de leur travail sur les usages et l’ergonomie. Le plus souvent, les gens contournent l’inconfort, comme dans l’image de la pince à linge pour retenir la ceinture de sécurité qui serre trop le cou au volant. Et n’y pensent plus, avec le temps et l’habitude qui vient.

Donc, si les gens sont mécontents, c’est que cela va bien au delà de l’inconfort. Et ça vaut donc certainement le coup de se pencher un peu sur les usages. C’est ce que fait l’Etat sur tous ses sites Internet, y compris en établissant des observatoires transparents et c’est bien. Surtout qu’il reste du travail #ChorusPro.

Le changement d’échelle
Parfois, des politiques publiques subissent des changements d’échelle subits. Ce peut être la préservation du littoral après une grande tempête, les dispositifs d’aides aux entreprises pour faire face à une crise, le changement climatique et ses conséquences sur les jardins publics ou l’isolation des logements sociaux (notons au passage le travail formidable de la mission résilience de la ville de Paris, j’en parlais voici quelques mois), ou encore l’accueil des mineurs étrangers isolés.
Ces 5 dernières années, les Départements ont vu leurs dépenses sur ce dernier sujet se multiplier par 10 ou 20… Pour un Département comme celui où je vis, c’est plusieurs millions d’Euros d’augmentation chaque année depuis 5 ans.
Dans ces cas là, même si on doit faire face aux urgences, peut-être est il pertinent d’investir un peu dans de la créativité et de l’innovation. Pour tenter de se redonner des marges !
A l’université d’été de l’innovation publique du CNFPT, en 2018, le Département du Pas de Calais avait commencé à aborder le sujet des mineurs étrangers isolés (oui je sais, on dit mineurs non accompagnés, mais c’est moins compréhensible pour le néophyte). J’avais un peu suivi leur travaux (ils sont ici) et le moins qu’on puisse dire c’est qu’en grattant un tout petit peu, on trouve des ébauches de solutions. Vivement qu’on puisse trouver des acteurs qui veulent bien se lancer avec nous sur des dispositifs de cette ampleur.
La polémique
S’il y a sujet à polémique, je recommande non seulement le design de l’action publique, mais même le co-design : à chaque étape du projet, des citoyens le co-construisent. Ils servent alors de source d’inspiration, de garde-fous et de témoins de la transparence du projet. Trois usages pour le prix d’un, si c’est pas formidable ! La contrepartie, c’est qu’on ne peut pas faire comme s’ils n’étaient pas là et pousser un projet tout ficelé. Mais c’est juste une habitude à prendre, et même, je dois dire, on y prend goût…
Au passage, je pense que le co-design est également important quand on crée de toute pièce un service, et où on a aucune idée de la forme que prendront concrètement les usages, et en cas d’évaluation citoyenne d’une politique publique : le temps qu’ils ont investi pour évaluer un dispositif peut-être également utilisé pour penser le suivant !
ça fait beaucoup !
Oui, et encore, il s’agit des cas où cela me semble indispensable, mais dès qu’il y a usage, dès qu’il y a émotion, dès qu’on fait appel aux imaginaires, on peut faire appel à l’innovation publique. Mais s‘il faut commencer par quelque chose, eh bien autant  commencer par un projet où la valeur ajoutée va être évidente.
Le problème, c’est que du fait de la prudence des acteurs, on a pendant longtemps été cantonné à des projets à la périphérie du service public et sans aller au coeur des enjeux. Alors que c’est bien sur le coeur des politiques publiques qu’on pourrait agir efficacement.
Faisons chacun un bout du chemin : Décideurs publics, donnez-nous des projets d’envergure, et nous, communautés de l’innovation publique, annonçons la couleur sur l’ampleur de la plus-value possible. En ce qui me concerne, je pense que les éléments présentés ci-dessus sont de nature à orienter une décision. Mais tout cela est bien entendu sujet à débat. Et j’imagine que j’oublie des cas de figure tout aussi pertinents.
Cadeau bonus : l’approche pre-mortem
Je ne sais pas vous connaissez Christian Fauré. Je tiens cet homme en haute estime, notamment par ce qu’il « traduit » ce que dit son ami Bernard Stiegler en français compréhensible de tous. Il a un blog (Hypomnemata) qui parle de ce que fait Ars industrialis (l’association fondée par Stiegler) et de conduite de projet.
Il a publié en 2013 un article, « L’approche pre-mortem d’un projet » qui donne un truc qui marche bien :
« Imaginez que nous soyons dans un an. Nous avons mis le plan en œuvre tel qu’il est. Le résultat est une catastrophe. Prenez cinq à dix minutes pour rédiger une histoire succincte de cette catastrophe. »
Voici donc LE moyen de savoir :  si cette histoire dystopique est criante de crédibilité, eh bien, faites appel à l’innovation publique pour sécuriser votre projet 🙂 .
[merci à @deendesign66 pour le dessin, j’abuse de sa gentillesse et de son travail]

2 réflexions sur « Quand utiliser l’innovation publique – mémo à l’usage des décideurs publics »

  1. Peut-être ça se rapproche du programme : le ça ou le problème est bien connu (contexte, pourquoi), mais ou on a aucune idée de la solution. Et souvent dans ce cas-la on ignore le problème.

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