Derrière le bonheur au travail

Encore un article qui relie des articles lus dans ma veille. Mis ensemble, ils font sens. Et même ils explosent « façon puzzle » la coolitude du baby-foot au travail.

Et c’est pour le meilleur.

Comme manager, j’ai toujours essayé de faire en sorte que mes collaborateurs se réalisent dans leur travail. Mais réalisation, est-ce synonyme du bonheur ? Jusqu’à présent je laissais le bénéfice du doute au bonheur, et puis coup sur coup, j’ai lu plusieurs articles qui me font changer d’avis.

Le bonheur obligatoire

Le premier, Les vertus du management à la dure, n’y va pas par quatre chemins :  Il rappelle, comme contre-exemple à l’obligation du bonheur au travail,  que Steve Jobs était hyper-exigeant pour Apple, jusqu’à en être cassant. Mais que les gens l’adoraient quand même, parce que son exigence était au service d’un projet, et qu’il était cohérent, y compris vis-à-vis de lui même : « Casser quelques œufs n’est pas si grave, tant qu’on trace une ligne claire et qu’on la respecte soi-même». Mais cet article est intéressant surtout pour ce qu’on y trouve un peu plus loin, l’avis d’un sociologue un peu effrayant qui dit : «Aujourd’hui, l’être se définit par son travail. Son travail, c’est sa vie. Etre bon dans son travail, c’est être quelqu’un de bien».

Le second, écrit par deux universitaires pour la Harvard Business Revue, annonce également la couleur : Non, le bonheur ne rend pas forcément heureux. Il contient une phrase non moins effrayante : « quand le bonheur devient un devoir, les individus peuvent se sentir moins heureux s’ils ne parviennent pas à l’atteindre» (bien entendu c’est étayé par une étude, ce n’est pas une opinion).

On est donc non pas dans la réalisation, mais l’injonction au bonheur, comme nouvelle norme au travail. C’est un peu différent, non ?

Quand on lit ces deux articles iconoclastes, au regard d’une publication de 2017 sur theconversation.com : Les fonctionnaires territoriaux, tous fainéants, vraiment ? , on a peut être un début de réponse . Cet article expliquait que c’était de plus en plus dur d’être un agent public, mais que « ce qui les fait tenir (c’est) leur motivation pour le service public». Pas de s’éclater au travail,  non, d’y trouver du sens.

Le sens, le truc qui nous fait tenir

Bien entendu les conditions de travail sont importantes. C’est plus simple de travailler dans un environnement qui prend soin de vous, qui vous fait confiance, où le changement (indispensable : transformation numérique, innovation centrée utilisateur, etc.) est accompagné. Message personnel aux artisans du changement s’ils me lisent : j’adore ce que vous faites 🙂

Mais en définitive, ce qui est indispensable, c’est de savoir à quoi on sert, et pouvoir s’appuyer sur un manager cohérent et qui donne une direction. Et plus que le bonheur, c’est de pouvoir produire dans les meilleures conditions des choses qui sont utiles qui nous font aimer notre job. Le « si tu ne travailles pas bien, je t’envoie en réunion » qu’on prête aux managers californiens est certainement une légende, mais comme toute légende elle a un fond de vérité : rien n’est plus agréable que de pouvoir constater l’utilité de son travail. Car tout le temps perdu, au travail comme ailleurs, ne se rattrape plus.

Le bonheur au travail comme contrepartie au bullshit jobs ?

On en viendrait presque à se demander si l’injonction au bonheur ne sert pas d’échappatoire à la montée de la prise de conscience des gens qui font des bullshit jobs (les métiers à la con, selon Jean-Laurent Cassely. Lisez l’introduction de ce papier qu’il a écrit pour Slate – en 2013 – et vous aurez saisi de quoi je parle). Le même Cassely, dans son livre la révolte des premiers de la classe  montre que la prise de conscience est en route : on veut être utiles, quitte à faire des cupcakes, au moins les gens les mangeront.

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Le concept du flow

Je lis depuis des années le blog de Cyril Dijoux, auteur et blogueur (https://thehypertextual.com/) qui a publié ces derniers jours une fiche de lecture de « Flow » de Mihaly Csikszentmihaly , qui raconte comment on peut se réaliser dans une tâche. Les conditions à réunir sont les suivantes :

  • La tâche entreprise est réalisable mais constitue un défi et exige une aptitude particulière
  • l’individu se concentre sur ce qu’il fait
  • l’objectif visé est clair
  • l’activité en cours fournit une rétro-action immédiate
  • l’engagement de l’individu est profond et fait disparaître toute distraction
  • la personne exerce le contrôle sur ses actions

On est toujours dans la quête de sens : un objectif, à notre portée mais gratifiant, une latitude de travail, un résultat. Dans l’action publique, en plus, on a un petit supplément d’âme  : l’intérêt général…

Si je devais aller plus loin…

Puisque j’ai commencé à me poser la question, j’ai exploré ce qu’il m’avait été donné d’apprendre, et je suis revenu assez vite vers les travaux d’Alain Supiot. Aujourd’hui professeur au Collège de France, j’ai eu la chance de suivre un de ses séminaires quand j’étais en DEA de droit social. Son livre phare à l’époque s’appelait Critique du droit du travail, qui n’avait pas pour objectif de vous faire avaler tout ce qu’on vous raconte sur la question, si je puis me permettre cet euphémisme.

Il est depuis allé bien plus loin, notamment dans son ouvrage de 2015 : « La gouvernance par les nombres » (écoutez sa conférence à l’IEA de Nantes, c’est un pur moment de bonheur). Il nous y explique que la gouvernance par les nombres, qui domine dans les milieux économiques ces dernières années, nie à l’instance publique le droit de dire ce qui est bien, puisque les chiffres seuls doivent guider la décision.

Elle substitue au jugement (et à sa prudence) un scientisme qu’on retrouve dans le taylorisme, l’ultra-libéralisme, Graal des élites contemporaines, mais aussi le Gosplan soviétique !

Et grâce à sa capacité à mesurer ce qui marche bien, elle promeut des bonnes pratiques qui ont fait preuve d’efficience. Le baby-foot doit faire partie de ces bonnes pratiques. Je ne vois pas d’autre explication.

Mais en bon juriste, je préfère le droit. Et le sens des choses !

[EDIT : j’avais mis dans mon ante-pénultième paragraphe « l’ultra-libéralisme en cours aujourd’hui », un lecteur m’a fait remarquer que c’était inexact formulé ainsi. J’ai donc modifié]