Quand les communautés se substituent aux acteurs publics

Voici quelques temps j’ai fait un billet sur le risque d’uberisation du service public. Un autre mouvement se développe, peut-être de façon plus large : celui du « débrouillons-nous sans les acteurs publics en faisant appel à ceux qui sont comme nous ».

Ce billet est une tentative de mettre au clair des idées sur ce mouvement qui monte dans les sociétés occidentales.

A l’origine de ce texte, plusieurs articles récents dans ma veille qui me font revenir sur ce concept d’uberisation, pour le préciser et le dépasser.

Bon, d’abord, Numerama qui propose une bonne résolution pour 2018 : Digital, ubérisation… : les termes galvaudés de la tech à bannir en 2018. Et effectivement, l’utilisation à tort et à travers du terme « uberisation » y fait perdre tout sens. Et puis, cela ne correspond pas vraiment à la réalité. Non que les barbares chers à Nicolas Colin ne représentent pas un danger, mais il n’est pas le seul. Celui qui monte, c’est celui du « faute de réponses de leur part, faisons sans eux ». Les collectifs d’aide et d’hébergement aux migrants, les mouvements pour transformer les écoles primaires en Montessori qui font des cagnottes sur ULULE, jusqu’à ce pont à Rotterdam financé par les habitants, bref tous ces gens qui substituent des financements privés à l’action publique.

Illustration reprise dans l’article de Titiou Lecoq cité plus bas.

Titiou Lecoq, journaliste à Slate, a fait cet automne un article dans sa newsletter sur ce constat : « Il se passe un truc » . Elle y faisait part de son étonnement devant un appel au crowdfunding du Palais de la Découverte pour une machine nommée Algographe. Nous avons tous été l’objet d’appel au porte-monnaie pour financer une action à l’école publique de notre quartier, mais là on parle d’un équipement qui se trouve dans une aile du Grand Palais, en bas des Champs-Elysées… Il y aurait comme un passage à l’échelle dans la recherche de solutions hors financement public…

Sa conclusion posait la question de l’égalité devant le service public : « Ce retour au local pose évidemment une autre question, celle de l’inégalité puisque chacun va donner en priorité pour son réseau géographique. On va financer le passage au Montessori de son école de quartier plutôt que d’un établissement à l’autre bout de la France. Si on retourne au niveau local, on ne peut plus redistribuer au niveau national pour rééquilibrer les inégalités. « .

Le contraire de l’économie sociale et solidaire

L’intervention de collectifs n’est pas une nouveauté. Les caisses des écoles, les patronages, les dispensaires ont tous plus d’un siècle et ont été montés par les syndicats, les mutuelles, les associations laïques ou cultuelles et non par des acteurs publics. Mais jusqu’à présent ils avaient précédé le service public : ces structures ont bien souvent servi de banc d’essai à des nouveaux services offerts par les municipalités. Aujourd’hui, elles viennent couvrir les champs où les acteurs publics se sont retirés. C’est un fait très nouveau en France. Et pas exactement la même dynamique.
Loin de moi l’idée de dénoncer, ou au contraire de promouvoir ce type de pratiques. Je les constate simplement. Et soulève la question de savoir si on prend bien la mesure des conséquences sur l’organisation de la société.

Une fois encore, le numérique est un accélérateur.

En effet, derrière ces nouvelles pratiques, il y a le formidable démultiplicateur qu’est le numérique : ce qui demanderait une énergie folle dans la vie réelle devient plus simple avec Internet et ses plateformes. Pas grand chose à voir avec Uber ou la prédation d’un secteur économique potentiellement rentable. On utilise juste des moyens nouveaux – offerts par le numérique – pour essayer de trouver plus vite des solutions à des problèmes ou des réponses à des besoins.

Mais comme le relevait le groupe Chronos dans une étude de 2014, les liens  d’une communauté numérique sont autrement plus lâches que ceux d’une communauté de la vraie vie (voir « Les communautés dans la fabrique des services collaboratifs » et son analyse par ouishare) . On ne fait pas société avec un ULULE. On finance un truc, une fois.

2014, c’est aussi l’année de publication dans la revue Politiques et Management Public d’un article de recherche sur le « Crowdsourcing citoyen  : définition et enjeux pour les villes » qui décortiquait ce qu’est le  crowdfunding citoyen . Il y a donc seulement 3 ou 4 ans. Autant dire que nous n’avons pas idée des effets à long terme de l’appel à ce type de pratiques et que les rares éléments d’analyses comme ceux de Chronos nous engagent à avancer à pas feutrés dans cette direction.

Il serait donc certainement intéressant d’accompagner ce « signal faible » pour prendre la mesure de ce qu’il crée (une accélération des projets ?) et de ce qu’il défait. Notamment au regard des enjeux de cohésion sociale, d’égalité républicaine, de fraternité d’un point de vue général, et dans le quotidien des acteurs locaux qui vivent, à leur initiative ou non, ce type de pratiques.