Adresse à mes amis algorithmolâtres (ou pas)

Smart City, Big Data, Open Data, RGPD, l’actualité de l’action publique est numérique.
En ce qui me concerne, je n’ai rien à priori contre le numérique  (je suis tombé dedans quand j’étais petit), mais il y a certaines précautions à prendre, et de nombreux écueils qui se présentent aux  artisans de son déploiement dans l’action publique.

Tout le monde pense bien entendu à la protection des données, mais il est en train d’être résorbé. Et il y en a d’autres. J’en vois au moins quatre qui ressortent en ce moment dans mes lectures.

Akim Oural rendra le 8 février prochain au gouvernement son rapport sur les clés de promotion à l’international de la « French SmartCity ». Il propose à son réseau d’amender  ses travaux. L’envie m’est venue de lui faire part de mes réflexions, mais elles sont valables pour d’autres. Je pense à mon ami Jacques Priol qui est en pleine promotion de son (excellllllent) ouvrage « le Big Data des territoires » ou aux amis de la #TeamOpenData dont le lancement s’est fait en décembre dernier à Superpublic (le compte-rendu de la soirée « high-level » est sur le site de la 27° Région).

Le Règlement Général pour la Protection des Données devrait permettre de refermer des brèches dans la confidentialité des données personnelles gérées par les acteurs publics (et privés), Enfin si les acteurs publics se mettent en conformité, mais c’est une autre histoire. Ce n’est donc pas de confidentialité dont il va s’agir ici. Sont en effet passés récemment devant mes yeux plusieurs articles qui posent les questions de

  • la capacité à faire le poids contre les GAFA,
  • l’absolue manque d’empathie des algorithmes,
  • la différence entre un client et un citoyen,
  • la désincarnation de l’autorité et ses conséquences.
Ma vi(ll)e sans Google (et les autres)?

Combien avez-vous d’interactions par jour avec un produit Google, ou de la maison mère Alphabet ? Mail, agenda, plans, moteur de recherche, cloud, etc… Moi ce doit être une bonne centaine (et encore, je suis passé sur QWANT pour mes recherches). Framasoft, le portail du monde (du logiciel)  libre s’est lancé voici plusieurs années le challenge de « dégoogliser » le web (c’est ICI), et c’est dur.

Et si, demain, Google réussissait avec nos villes ce qu’il a réussi avec nos vies ? En novembre dernier, Evgeny Morozov publiait  un article dans le Monde Diplomatique : « Google à la conquête des villes »  dont un des intertitres annonce la couleur « Alphabet veut devenir la plate-forme par défaut des services municipaux ». La pente est naturelle : avec la raréfaction de l’argent public, la proposition de service (gratuit) du géant du web est une aubaine. Pour l’instant on en est aux expérimentations, comme à Toronto où la municipalité a donné un terrai de jeu de 5 hectares à Alphabet, ou à New York, où le wifi publc est fourni par Google. Mais demain ? Et qu’est ce que ça aura comme conséquences ? Pour nos vies, on connait l’adage du web : « si c’est gratuit, c’est toi le produit« . Et pour nos villes, ce sera quoi ?

Sans compter que si Google fait office de précurseur, on imagine que les autres vont le suivre. Et que tous ne se sont pas fondés sur le principe du « Don’t be evil » cher au moteur de recherche.

Il est donc indispensable de bénéficier d’un tiers de confiance porté par les acteurs publics qui puissent proposer une alternative.  Simple d’accès, gratuit, incarnation de la citoyenneté numérique de demain.

L’empathie, ça ne se programme pas

Un algorithme est fait pour apporter une réponse à une question, sur la base de critères objectivés. Et l’humanité dans tout ça ?  Dans un article d’aujourd’hui sur InternetActu.net, Hubert Guillaud nous décrit le gigantesque fiasco de la gestion de l’assistance de l’Etat de l’Indiana par IBM : « En retirant l’appréciation humaine des agents en première ligne au profit des métriques d’ingénieurs et de prestataires privés, l’expérience de l’Indiana a suralimenté la discrimination « . C’est l’exemple le plus probant, mais il présente d’autres ratés de la gestion numérique du service public. Et, comme par hasard,  chaque fois les grands perdants sont … les plus démunis.

Et à chaque fois, le « bénéficiaire » (j’aurai plus envie de parler de sujet, en l’espèce) du service géré par l’algorithme, est seul avec son humanité face à l’infaillibilité supposée du numérique.

Hubert Guillaud en profite pour aller plus loin. Tout ceci s’explique simplement si les algorithmes ont (aussi) pour objectif d’objectiver une situation sociale et de faire oublier le contexte dans lequel il s’exerce, qui n’est, ces temps-ci, pas vraiment favorables aux plus fragiles. Il parle à cette occasion de « mathwashing », à l’image du greenwashing qui permet à des firmes pollueuses de cacher leur carences grâce à quelques actions un peu écolos. Si l’algorithme (que j’ai commandé, moi qui suis du côté du manche) le dit, c’est qu’il a raison et ce qu’il dit s’impose à tous.

La question de l’éthique, qui traverse actuellement le design et notamment tous ceux qui manipulent des datas est donc posée. Une traduction minimale de l’enjeu serait de se poser la question, lorsqu’on imagine un traitement de données qui produit de l’action publique, si on supporterait soi-même les effets qu’il produit.

Le citoyen, usager augmenté

Une des caractéristiques majeures du design de l’action publique, c’est qu’on doit faire concorder au mieux l’usager, le contribuable et le citoyen à qui on apporte une réponse. L’usager peut être ravi d’une décision publique (ex : gratuité des transports publics) qui horrifie le contribuable (qui devra payer !) et peut consterner le citoyen (sans rentrer dans les détails, il y a de nombreuses raisons de s’opposer au principe de la gratuité – tout comme il existe des raisons d’y être favorable).

Le « bénéficiaire » seul avec son humanité face à l’algorithme évoqué plus haut, n’est pas seulement un cas, c’est aussi un citoyen, qui a des droits et des devoirs, des opinions, une volonté de vouloir les défendre.  Va me mettre ça dans un algorithme…

Il est donc indispensable de se poser la question de la citoyenneté et de sa possibilité d’expression lorsqu’on manipule les datas.

En incidente, j’ai également envie de soulever deux questions :

  • que reste-t-il comme expérience de citoyenneté où se mélangent sans distinction toutes les catégories sociales ? Peut-être l’attente à l’Etat-Civil pour une carte d’identité ? En tout cas, plus on numérise, moins on favorise les rencontres,
  • faut-il rendre tout simple ? A l’image de ces municipalités néerlandaises qui créent des faux-plats exprès dans les pistes cyclables pour entretenir la santé de leurs usagers, est ce que la citoyenneté ne demande pas parfois qu’on exerce une contrainte pour lui donner du sens et l’incarner ?  Les plateformes numériques ont vocation à simplifier, fluidifier, ôter les frictions. Ce n’est pas forcément à chaque fois une bonne chose, il peut être plus pertinent de choisir l’inconfortable.
La désincarnation et ses dangers

Revenons une dernière fois sur le bénéficiaire sans recours face à l’algorithme. Eh bien il risque de se rebeller.

Je lis avec depuis des années le blog de Jean Allary, Notre lien quotidien. Dans un article récent, il partage avec ses lecteurs « ce que nous enseigne la fronde anti-Linky sur les standards d’expérience consommateur inspirés des marques technologiques« . Les verbatims des opposants nous alertent sur le danger de la rebellion : « Je tente de m’opposer avec mes petits moyens au monde orwellien dans lequel nous plongeons « , « Je pense qu’un monde avec contact est plus vivable, intéressant, réconfortant, plus humain, que le monde “à distance” qu’EDF veut imposer« , et surtout la dénonciation de « la transformation de mon habitation en antenne de radiofréquences dangereuses et nocives, le risque de destruction de mes équipements, (…) la surévaluation des mesures de fourniture effectuées par rapport à ce que je consomme. » (tout ceci étant bien entendu erroné).

Les autorités, quelles qu’elles soient, doivent donc porter attention à ne pas imposer d’en haut, sans explication, sans prise en considération des questionnements ni espace de dialogue repérés et acceptés. Bref, elles doivent considérer les gens comme des adultes, citoyens, à qui on peut parler normalement.

Sinon on peut aller jusqu’au conspirationnisme. Et vous avez tous lu comme moi que 8 français sur 10 croient à une théorie du complot, pas la peine d’en rajouter !